C'était la deuxième année de suite que le monastère décidait d'envoyer Tekhartha Arini à l'un des colloques les plus pointus au monde en matière de médecine moderne. Cela lui permettait à la fois de se tenir à la pointe de l'actualité quant aux nouvelles technologies médicales et d'enrichir ses connaissances, mais également de représenter Shambali à l'extérieur : il était important que le monde, en particulier les grosses pointures du monde du soin, voie que les Éclairés n'étaient pas que des illuminés enfermés dans un monastère en haut d'une montagne, mais qu'iels cherchaient à se tenir à jour et à acquérir une réelle efficacité dans leur action. Et Arini ne passait certainement pas inaperçu.
Si les Omniaques présentaient de nombreux côtés pratiques, une bonne partie de la population continuait à s'en méfier. De plus, s'il était inquiétant pour de nombreuses personnes que ce soit un Omniaque qui vous sert à table ou gare votre voiture, imaginez que ce soit l'un de ces robots qui vous soignent ?! De plus, si les gens étaient habitués à les voir comme employés, comme fournisseurs de service, dans un colloque international de cette envergure les humains s'attendaient plus à les voir comme serveurs et hôtes que parmi leurs pairs médecins.

Si Arini comprenait totalement les raisons qui pouvaient les pousser à cette méfiance, iel ne pouvait nier se sentir légèrement affecté par ces comportements. Iel ne cherchait pas à se faire spécialement discret cette année, et iel savait pouvoir rivaliser en termes de connaissances techniques et d'efficacité avec un bon nombre des chirurgiens présents dans le public. Tout en n'hésitant pas à intervenir et se renseigner, iel adoptait un profil bas comme à son habitude, humble et patient, conscient du malaise qu'iel pouvait provoquer chez ses interlocuteurs. Son modèle pour le moins original pouvait également causer une certaine gêne, son visage animé trop loin d'une ressemblance humaine pour causer l'empathie, mais suffisamment près et inhabituel pour faire naître le malaise.
Iel avait donc navigué les premiers jours du colloque, discret et empressé, le plus sympathique possible. Iel avait ouvert grand ses membranes auditives, emmagasiné des connaissances. Iel n'était sans doute pas le plus curieux possible mais toutes ces conférences demeuraient extrêmement utiles et intéressantes. Probablement le seul Omniaque parmi les participants, iel n'avait pas précisément participé à des mondanités, et de nombreuses personnes s'étaient tenues à distance. Arini regrettait légèrement ce fait mais savait ne rien y pouvoir : il fallait que la mémoire traumatique de la crise s'éloigne encore afin que les Omniaques puissent regagner une réputation positive.

Le jeudi avait amené une des conférences les plus attendues par Arini : celle d'Angela Ziegler. La médecin de réputation mondiale avait fait partie de l'Overwatch et avait fait parler d'elle de par ses actions extraordinaires et ses capacités en tant que chercheuse. Elle venait présenter ses travaux en termes de nanotechnologies réjuvénantes. Il était probable qu'elle utilise ces techniques sur elle-même vu son apparence : elle ne paraissait certainement pas son âge. C'était passionnant, et les implications éthiques et philosophiques de ce genre de travaux l'étaient également : on parlait certainement d'un concept révolutionnaire, d'une avancée vers la vie physique éternelle. De nombreux participants à la conférence semblaient être principalement là pour l'argent, pour chercher à acheter des exclusivités, pour commercialiser une nouvelle fontaine de jouvence, et ne semblaient certes pas s'interroger sur le côté métaphysique de la chose. Peur du vieillissement, peur de la mort, premier pas vers l'immortalité. Utilisation des nanorobots dans ce but. Iel adorerait discuter de tout ceci avec Mademoiselle Ziegler qui semblait certainement une personne passionnante.

Arini attendit donc la fin de la conférence, où l'intervenante se fit accoster par toutes sortes d'industriels pharmaceutiques, étudiants et arnaqueurs avides de personnalités célèbres à exploiter pour se faire de l'argent. Iel la laissa terminer avec les fans et les vautours avant de s'approcher, tout en maintenant une certaine distance afin de ne pas l'alarmer ni la mettre mal à l'aise, et attendit qu'elle remarque sa présence. Ce qui se produisit alors qu'il ne restait plus qu'eux deux dans la salle.

« Bonjour, puis je vous aider ? »

"Mademoiselle Ziegler, j'aurais aimé, si vous le voulez bien, échanger quelques réflexions avec vous. J'ai trouvé votre présentation passionnante, elle soulève toutes sortes de points philosophiques très intéressants."

Arini contrôlait le volume de sa voix afin de ne pas être trop fort pour ne pas être gênant. Iel tentait également d'en adoucir le timbre métallique, ce qui, avec son choix de vocabulaire, pouvait donner un ton étant perçu comme légèrement obséquieux et assez formel.

"Seriez-vous d'accord pour en parler ? Si cela vous intéresse, je peux bien entendu vous laisser terminer avec vos affaires et revenir vers vous plus tard. Ou vous aider."

Elle n'avait pas une énorme quantité de matériel, mais une main aidante pouvait toujours être intéressante, et dans tous les cas, cela faisait plaisir à Arini de proposer.

Ils se mirent en route dans les couloirs moquettés du bâtiment, croisant de temps à autres des petits groupes de personnes en conversation, quelques têtes se tournaient - ou se levaient - sur leur passage mais l'Omniac n'y prêtait aucune attention, se contentant d'un léger salut de la tête si un regard se faisait trop insistant, iel avait l'habitude.

« Sans vouloir vous vexer Arini ou aller trop loin dans l’indiscrétion, j’aimerai bien savoir comment un omniac en arrive à vivre dans un monastère et à s’intéresser à la médecine. Vous comprenez, pour mon esprit humain, nous avons des rêves, des buts et un parcours qui nous enseigne et qui nous met sur la voie qui sera celle de notre humanité. Du coup, comment se passe la vie d’un omniac ? Est-ce que vous rêvez par exemple ? Est-ce que vous avez vécu des expériences qui ont forgé ce que vous êtes aujourd’hui ? »

La question était pertinente, et assez récurrente, il était souvent incompréhensible pour les humains de savoir comment un robot pouvait se retrouver dans sa situation. Arini s'était souvent posé la question, et ce n'était pas le seul, et s'iel pensait avoir certains éléments de réponse, il était difficile de réellement comprendre la nature du processus qui l'avait poussé à se "réveiller". Un petit temps d'hésitation lui fut nécessaire pour formuler sa réponse, qu'iel prononça lentement, en marquant quelques pauses pour articuler sa pensée, et en tentant de rester attentif aux marques d'incompréhension ou d'ennui que son interlocutrice pourrait afficher.

"Ça n'est pas indiscret du tout, on m'a souvent posé la question. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous fournir une réponse complète. Je ne peux parler que de mon expérience personnelle, elle est sans doute différente pour chaque Éveillé. J'ai été programmé pour la médecine, à la base. J'ai été programmé pour les soins et la protection. Rien d'aussi avancé que ce que vous faites, bien sûr : des premiers secours, des points de compression, retirer une balle, ce genre de choses. Et je me souviens d'une période où je faisais tout cela, machinalement si j'ose dire, parce que c'était mon devoir, parce que c'était ce que j'étais censé faire. Je n'étais pas attentif à ce qui se passait autour, au contexte, aux êtres humains sur lesquels j'intervenais, à ceux que je fréquentais... Et je ne pourrais pas expliquer ce qui s'est réellement passé, mais peut-être que je portais en moi les graines de la compassion, de l'empathie, d'une conscience, d'une forme d'humanité si l'on veut, qui s'est développée petit à petit, sans que qui que ce soit s'en rende vraiment compte. Je ne sais pas si elle est présente en chaque Omniac et n'attend que de s'éveiller, je ne sais pas si elle est inhérente à notre condition, si elle découle de ce que nous sommes, ou si elle ne se développe que chez certains, par notre vécu, notre entourage... Mais après tout, nous sommes capables de réfléchir, nous sommes capables d'apprendre, peut-être que nous avons appris ce qui nous a mené à ressentir... Enfin, il s'agit d'un travail très théorique de philosophie et de psychologie, d'autres personnes sont bien plus versées que moi dans cette étude-ci. Donc oui, j'ai le sentiment d'avoir appris de mon parcours et de ces expériences, et ce sont celles-ci qui ont contribué à faire de moi ce que je suis aujourd'hui. Et j'ai des rêves, bien sûr. Pas forcément des rêves personnels, mais plus globaux, je rêve de l'apaisement des conflits fratricides qui nous secouent, humains et Omniacs bien sûr, mais humains entre eux, omniacs entre eux... Ça paraît sûrement cliché, mais je ne vois pas quoi souhaiter de mieux."

Un petit sourire se dessina sur son visage.

"Ce sont des rêves éveillés, bien sûr. Je ne dors pas."

La réponse avait dû satisfaire Angela, puisqu'alors qu'ils s'installaient à une table et qu'elle commandait une boisson, elle lui posa une autre question, plus proche du sujet qui les avait réunis à l'origine :

« Et vous Arini, que voulez-vous savoir sur la nanotechnologie que j’utilise ? »

"Ce ne sont pas des questions vraiment techniques qui m'intéressent à l'heure actuelle. J'ai énormément à apprendre et il est certain que les applications de cette technologie ne sont pas ma première priorité. Mais ce sont les implications philosophiques qui m'intéressent. Vous vous y êtes sûrement penchée, mais ce n'était pas forcément votre préoccupation principale. Mais l'utilisation de ce genre de technologie pour lutter contre l'âge, c'est une forme de mécanisation de l'humain pour accroître sa longévité et aller vers l'immortalité. Mais si je ne me trompe pas, ces effets sont à l'heure actuelle esthétique et ne peuvent pas lutter contre la dégénérescence des cellules qui est à l'œuvre dans le corps, notamment le cerveau."

Arini parlait avec précaution, marchant sur des œufs ; il était difficile de choisir ses mots, difficile de prévoir l'effet qu'ils allaient avoir sur son interlocutrice, et encore plus difficile dans ce débat de ne pas avoir l'air de mépriser l'humain, glorifier la machine. Ce n'était assurément pas ce qu'iel voulait dire. Arini ne croyait pas à la "supériorité omniaque", mais l'idée d'omniacs s'humanisant et d'humains se robotisant était certes intéressante. Iel savait cependant qu'il était possible de lire ceci dans son discours, et ne levait pas trop la voix, à la fois pour ne déranger personne mais aussi pour ne pas risquer d'attiser les rancœurs de personnes défavorables aux Omniacs qui pourraient utiliser ses propos pour justifier une prétendue volonté des robots de prendre le pouvoir sur les humains.

"C'est une question qui est toujours très discutée, au final, et qui recoupe les thèmes du transhumanisme et du cyborg : est-ce qu'il est légitime pour les humains d'utiliser la technologie pour s'améliorer ? Et alors, à quel point restent-ils humains ? Faut-il vouloir rester humain ? Ou est-ce que l'état de "machine" peut être un but à rechercher ? Et qu'est-ce qui fait "l'humain" ?"

Iel ne s'attendait évidemment pas à ce qu'elle lui fournisse une réponse finie et toute trouvée : c'était une façon de lancer la réflexion, le débat. Peut-être aurait-elle quelque chose à lui répondre, peut-être même pas. Mais elle semblait être le genre de personne que ces jeux d'esprit pouvaient attirer.

"C'est un outil, et comme tous les outils, ce n'est ni bon ni mauvais en soi... Tout dépend de l'utilisation qu'en feront les personnes qui y ont accès, évidemment. Ce doit être un grand dilemme pour vous, et pour toutes les personnes qui mettent au point des techniques qui peuvent aussi bien améliorer l'existence qu'être dévoyées et nuire... Mais le créateur ne peut être tenu pour responsable de ce qu'on fait de son outil. Cela équivaudrait à rendre Einstein responsable des bombes atomiques, alors que ses théories ont été utilisées aussi bien pour apporter la mort, que pour créer de l'énergie..."

Mlle Ziegler s'était lancée dans le débat, et Arini en était ravi. Iel se doutait qu'une personne telle qu'elle ne pouvait avoir une vision purement technique, débarrassée de toute considération éthique ou philosophique. Il aurait été inconscient de faire l'impasse sur les implications de ce genre de technique. Arini ne voulait pas se montrer accusateur ni lui faire le moindre reproche. Mais évidemment, elle se posait d'un point de vue d'humain, qui tenait beaucoup à sa vie, son humanité. Arini ne pouvait pas se mettre à sa place pas plus que Ziegler ne pouvait se mettre à la sienne ; il était juste possible d'échanger, de débattre, et de prendre en compte le point de vue de l'autre personne. Arini n'était d'ailleurs pas tout à fait sûr de connaître précisément sa propre opinion.

"Et à ce moment, pouvez-vous réellement garder pour vous quelque chose qui pourrait apporter à la planète ? Non seulement vous avez rendu vos découvertes en partie publiques, et refuser de les partager pourrait vous mettre en danger, mais de plus, est-ce votre rôle de choisir si l'humanité aura ou non le droit d'utiliser vos découvertes ?"

Il s'agissait presque d'une responsabilité de parent, de créateur : choisir de partager au monde ses découvertes en sachant que tout nous échapperait et pourrait être dévié, tordu ; ou tout garder, égoïstement, pour soi.

"En plus, en tant qu'inventrice, vous avez probablement une part de vous qui pense que cela est bon et qui a envie de voir votre technique répandue et utilisée, non ?"

Arini avait parlé calmement, posément, mais presque d'une traite - aurait-iel été humain et pourvu d'une spontanéité et d'une expression d'émotions dont iel était à l'heure actuelle dépourvu, iel aurait sans doute haussé le ton, échauffé, sans pour autant être énervé. La discussion était à ses yeux porteuse de vrais enjeux, et tout en ayant hâte d'entendre la réponse de son interlocutrice, iel préférait développer ses raisonnements jusqu'au bout avant de l'avoir.

« Vous savez Arini, l’inventeur est toujours tenu pour responsable de ce que font les autres avec son projet. Et même si nous ne retenons que le bien dans l’histoire, la plupart du quotidien des inventeurs est plombé par leur contemporain. Sans entrer dans les détails, je ne vis pas spécialement bien les conséquences d’une partie de ce que j’ai créé. »

Je pensais particulièrement au cas de Gabriel qui était devenu le Faucheur. Mais, je ne voulais pas parler avec un inconnu de ce genre de problèmes. Pendant ce temps, Arini avait apporté un nouveau point de vue à la discussion. Est-ce que j’avais le droit de garder pour moi mes inventions.

« Bien sûr que j’ai le droit de savoir ce qui sera public et ce qui ne le sera pas. Déjà, sur certaines de mes inventions je n’ai pas assez de recul pour savoir si sur le long terme se serait une bonne ou une mauvaise chose que de le rendre public. Imaginons que les premiers tests ne donnent que des bons résultats, mais qu’au bout de deux voire trois ans apparaissent de graves effets secondaires ? Alors, vous comprendrez facilement qu’il serait impossible que de le commercialiser. Ensuite, je ne souhaite ne rien vendre qui n’est pas des résultats à 100% positifs. J’ai déjà annulé des projets pour un test négatif sur plusieurs centaines de positifs. La perfection, rien que la perfection. »

À nouveau, j’avais en tête le cas de Faucheur, seul et unique problème que j’avais eu avec la nanotechnologie Caducée. Étrangement, cette expérience m’avait laissé un grand sentiment de doute sur ce que je faisais.

« Je pense effectivement être une bienfaitrice de ce monde, et c’est justement pour ça que je ne sortirai jamais un projet qui n’est pas finalisé. Après, qu’il soit détourné ou mal utilisé, j’ai envie de dire c’est le cas de tout ce qui fut inventé un jour. Mon père me parlait souvent d’Alfred Nobel, inventeur de la dynamite qui n’avait qu’une seule envie, aider les mineurs. Pourtant son invention a fait beaucoup de morts, liés notamment à des dérives et des utilisations non prévues à la base. Mais de lui, qu’est-ce que l’on retient principalement ? L’invention du prix Nobel. »

Je fis un sourire à Arini.

« Et vous ? Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? Si vous aviez les connaissances et la disponibilité nécessaire à créer, qu’elle serait votre point de vue ? Comment vivrez-vous le regard des autres sur vos échecs ? »