C’était l’enfer, ici. Depuis plusieurs semaines, Lloyd, avec ses coéquipiers, était enlisée dans une guerre civile en plein coeur de Londres. Elle en avait vu beaucoup blessés, et beaucoup d’autres encore se faire abattre de sang froid par les machines qui leur faisaient face. L’agent Lloyd faisait de son mieux au front, mais avec sa blessure à l’épaule, était encore incapable de tirer correctement.

Son escouade avait été chargée de reprendre la tour énergétique au nord de King’s Row. Une mission très dangereuse, pour ne pas dire une mission suicide, mais Lloyd était prête à en découdre avec les terroristes. Plus vite la centrale tomberait, plus vite les massacres cesseraient. Dans la capitale, le nombre de morts se chiffrait en dizaines, et le nombre de blessés en milliers. La plupart des victimes étaient civiles.

Elle devait, avec les autres, attaquer la centrale depuis l’est. Ils étaient cinq, dans ce fourgon blindé, armés jusqu’au dent. Leanne était à l’arrière avec trois des quatre autres passagers. Toutes des recrues assez jeunes, comme elle, qui étaient envoyées au casse-pipe.

Leanne ruminait déjà. Les ordres de la direction étaient brouillons, et, de ce qu’elle avait entendu d’une autre unité, son fourgon était envoyé pour fatiguer l’ennemi avant les soldats d’élite plus que pour véritablement les déloger de cette foutue tour. Un silence de mort régnait dans le fourgon passager alors que tout le monde se cramponnait à son arme, se fixant en chiens de faïence.

Le talkie du plus gradé du groupe, un sergent, se mit à grésiller.

« Unité 33, vous avez pour ordre de faire diversion en attendant que le SRR arrive. Tous les moyens sont bons pour les affaiblir. Ne tentez en aucun cas de sauver les otages vous-mêmes, laissez faire les forces spéciales. Contentez-vous de servir d’appât. »

Se tournant vers celui qui tenait la radio, Leanne fit un petit geste de la main. L’homme, un peu hésitant, lui tendit le talkie alors que le capitaine continuait de leur parler. Elle attendit quelques instants, qu’il fasse une pause, avant de prendre la parole.

« Agent Lloyd à l’appareil, capitaine.  L’appât vous demande d’aller vous faire foutre. Terminé. »

Sous le regard effaré des autres présents dans le véhicule, Leanne éteignit le talkie-walkie d’une pression sur un bouton coulissant, avant de le ranger dans sa poche. Personne ne dit rien du reste du trajet. Leanne fixait le canon de son arme alors que le véhicule s’arrêta brusquement.

Après quelques instants à se demander ce qu’il se passait, les agents présents tournèrent la tête vers les portes qui s’ouvrirent d’un coup. Des agents plus haut gradés, masqués, firent signe à l’escouade de sortir.

Quelques instants plus tard, le capitaine qu’elle avait eu par radio un peu plus tôt débarqua, avec un homme qu’elle mit quelques instants à reconnaître comme Galz, son ancien supérieur à Cardiff.

On lui demanda de remettre son badge, ce qu’elle fit en restant de marbre. Telle un soldat mécanique, elle balança des « Oui, capitaine » et « Non, capitaine » impersonnels aux questions et remarques que lui lançaient son désormais ancien supérieur. Galz, l’homme à qui elle devait sa blessure à l’épaule, se fit une joie de conforter le capitaine dans le licenciement de l’agent.

« Sauf votre respect, capitaine, il y a plus important à faire pour le moment que cette entrevue, lâcha froidement la future-ex-agent de l’ordre. Nous avons une prise d’otages en cours, et-
- C’est inutile, répondit encore plus froidement le capitaine. Overwatch s’en est occupé. Vous rendrez votre uniforme demain matin à huit heures tapantes au commissariat de King’s Row.
- Oui, capitaine. » fit-elle, l’air absent, l’esprit occupé parce qu’il venait de dire.

Overwatch, hein ? Depuis quelques temps, des scandales les concernant avaient fuité aux informations. Meurtres, ingérences, on leur avait attribué pas mal de tares qui avaient considérablement écorché leur image auprès du grand public. Leur intervention d’aujourd’hui était elle aussi illégale, puisque refusée par le premier ministre du Royaume-Uni en personne.

Leanne Lloyd était amère.

Le capitaine, Galz, et le fourgon dans lequel elle était quittèrent les lieux. Une silhouette bleutée sembla se téléporter devant elle, mais elle n’eût pas le temps de voir de qui il s’agissait qu’elle avait déjà disparue. Leanne serra le poing.

Contournant l’ex-base des terroristes, elle s’approcha de l’un des agents d’Overwatch, une grande femme blonde dotée d’ailes cybernétiques, qui soignait une femme blessée à l’aide d’un bâton étrange.

Alors, c’était ça, hein. Certains, armés de jouets et de costumes ridicules, s’amusaient à jouer illégalement les héros pendant que d’autres, dans la légalité, étaient envoyés au casse-pipe pour faciliter le travail des autorités ?

Elle fixait l’Ange du coin de l’oeil, d’un air amer. Celle-ci se tourna vers elle et lui adressa un sourire radieux.

« Bien joué, les héros. »

Elle défit les boutons de sa veste, puis la laissa tomber au sol avec son gilet pare-balles, avant de défaire sa cravate de gestes secs, agressifs. La chair à canon en avait marre.

Journée de merde.
La désormais ex-agent Lloyd ferma les yeux, laissant sa tête retomber vers l’arrière, et prit quelques instants pour se concentrer sur son souffle. Le médecin qui lui avait adressé la parole précédemment se concentra sur sa prochaine patiente, mais elle n’y prêta pas attention. Leanne serrait les poings. Qu’allait-elle faire, maintenant ?

Non. Il lui fallait retrouver son calme. Se ressaisir. Ce n’était qu’une mauvaise journée, une très très mauvaise journée, pas vrai ? Frissonnant, elle se força a desserrer les poings et a se déten-

Détrempée. Humiliée. Souillée. Ses poings se resserrèrent, tremblants tellement l’ex-agent forçait sur ses propres muscles. Elle serrait également des dents. Son épaule lui faisait a nouveau mal, comme si la colère de Leanne avait réveillé et renforcé cette douleur qui la sortait du lit chaque nuit depuis maintenant deux ans. Une odeur sucrée l’envahissait, et ce n’était pas pour lui plaire. De l’alcool. Du houblon. De la fatigue.

« Allons, mademoiselle,ne laissez pas un si charmant visage etre la proie d’une colère injustifiée. Laissez-moi vous offrir un verre et nous pourrons ensemble oublier ce petit incident. »

Cette voix. Grésillante, grasse, rocailleuse. Leanne tremblait de colère. Elle tremblait de toutes ses forces, de tous ses muscles. Virée, esseulée, oubliée. En cet instant, elle avait l’impression d’avoir tout perdu, jusqu’à sa crédibilité. Seule lui restait sa colère.

Leanne ne répondit pas. Elle n’en pouvait plus. Au loin, l’agent Mercy s’approchait pour tenter de calmer la colère de la furie, et tenta d’éloigner au plus vite le Chevalier des Temps Modernes là où on avait besoin de lui : Pas ici.

Leanne grimaça quand le docteur posa sa main sur son épaule douloureuse. Elle parvint à retenir un gémissement de douleur, cependant.

« Mademoiselle, je suis désolée du comportement de notre Lieutenant. La journée fut dure pour nous tous et il tente de décompresser comme il le peut. Est-ce que vous voulez bien venir avec moi, je pense qu’une serviette pour vous sécher et d’autres vêtements vous seraient vraiment utiles. »

Leanne ne répondit pas. Le médecin de guerre l’emmena au loin, dans un lieu plus calme et plus propice à la discussion, supposait-elle. Elle n’avait pas envie de discuter. A vrai dire, elle n’avait pas envie de quoi que ce soit, pour le moment. Auprès d’une ambulance, le docteur Ziegler attrapa une serviette blanche qu’elle tendit à la sans-emploi. Celle-ci, après une seconde d’interdiction, attrapa le bout de tissu cotonneux pour s’y enfoncer le visage.

«  Permettez-vous que j’ausculte votre épaule ? J’ai l’impression que la cicatrisation de votre blessure ne s’est pas bien passée. »

Est-ce qu’elle avait vraiment le choix ? Sans même qu’elle ait le temps de lui répondre, le docteur commençait déjà à récupérer son matériel médical. Enfin, celui de l’ambulance, pour être précise. Elle soupira. Elle n’avait plus aucun contrôle sur ce qu’il pouvait se passer, dans sa vie. Qu’est-ce qu’elle faisait, au juste, à part se faire trimbaler par les agents d’Overwatch ? C’était absolument pitoyable.

« Je voulais vous remercier madame l’agente pour les efforts faits par les forces locales afin de protéger les innocents et pour l’aide que vous nous avez apportée dans notre mission. C’est grâce à des gens comme vous que nos missions sont un fardeau moins lourd.
- Un véritable plaisir de vous servir de chair à canon. »
Lloyd avait été sèche. Peut-être un peu trop, d’ailleurs. Mais là, elle n’en pouvait plus.
« Votre intervention était illégale. Vous êtes traités comme des héros. Nous, les badges anonymes, on nous a donné l’ordre de nous jeter sur un ennemi trop puissant pour nous pour que d’autres puissent les abattre. Si c’est cela que vous appelez de l’aide, alors je suis plus que ravie d’avoir pu vous l’apporter. »

L’ex-agent de police était de plus en plus amère au fur et à mesure de son discours. D’ici quelques heures, elle regretterait probablement le ton employé envers quelqu’un qui, dans l’absolu, ne lui avait absolument rien fait de mal, bien au contraire. Mais là, elle craquait.

« Je ne suis plus policière. Je vous en prie, arrêtez de m’appeler madame l’agente. J’ai été virée. »

Elle fit craquer son épaule, ce qui lui arracha un nouveau rictus de douleur.

« Blessure par balle. Vous aviez probablement remarqué que c’en était une. Cette blessure, elle est témoin de ce qu’on vit, dans la police. De ce que j’y ai vécu. Et surtout, de ce qu’on nous y fait vivre. »

Elle soupira profondément, baissant les yeux au sol. Ses nerfs étaient peu à peu en train de lâcher.

« C’est ça, le monde dans lequel nous vivons, docteur ? Est-ce qu’il est normal que certaines personnes soient punies pour le bien qu’elles font ? Où est le karma ? Où est la justice ? No good deed goes unpunished. »

Sa colère s’était changée en dégoût. Dégoût de l’effort, qui punissait celui qui tentait d’agir pour son prochain. Dégoût de la Justice, qui paraissait mensongère. Dégoût de la Police qui ne semblait être lç que pour la presser comme un citron, avant de la jeter comme un mouchoir usagé. Dégoûtée de la vie qui semblait se foutre complètement des notions de bien et de mal. Alors, à quoi bon continuer ?

« À quoi bon continuer, Docteur ? » demanda-t-elle en plongeant ses yeux bleus dans ceux de la Suissesse de dix ans son aînée.

Ses doigts, quant à eux, s’étaient enfoncés dans la chair de son épaule, qui lui faisait plus mal que jamais. La peau semblait s’être enflée sous la pression de ses doigts, alors que le teint de Leanne avait viré au pâle.